17

  Bien qu’il lui semble qu’il vienne de poser la tête sur l’oreiller, il y a sept bonnes heures qu’Hiram Lusana dort, lorsqu’il est réveillé par un coup frappé à sa porte. Sur la table de chevet, la montre-bracelet indique qu’il est 6 heures. Il jure, se frotte les yeux et s’assoit.

— Entrez.

  On frappe encore.

— J’ai dit : entrez, répète-t-il en criant.

  Le capitaine John Mukuta entre et se pétrifie au garde-à-vous.

— Désolé de vous réveiller, monsieur, mais le 14e groupe vient de rentrer de reconnaissance à Umkono.

— Et alors, qu’est-ce qui presse ? J’examinerai leur rapport plus tard.

  Les yeux de Mukuta restent fixés sur un point imaginaire du mur.

— Le groupe a eu des ennuis. Le chef a été blessé et il est entre la vie et la mort à l’hôpital. Il tient à vous faire son rapport, à vous-même et à personne d’autre.

— Qui est-ce ?

— Marcus Somala.

— Somala ? fait Lusana en fronçant les sourcils et en sortant du lit. Dites-lui que j’arrive.

  Le capitaine salue et s’en va, en refermant doucement la porte derrière lui, sans paraître avoir aperçu une autre silhouette pelotonnée sous le drap de satin.

  Lusana tend le bras et tire le drap. Felicia Collins dort comme une pierre. Sa courte coiffure afro luit dans la pénombre ; ses lèvres sont pleines et entrouvertes. Sa peau est couleur cacao et ses seins coniques, avec leurs pointes sombres, se dressent chaque fois qu’elle respire.

Il sourit sans rabattre le drap. Encore à demi endormi, il va jusqu’à la salle de bains et s’asperge à pleines mains le visage d’eau froide. Les yeux qu’il voit dans le miroir sont striés de rouge. Le visage qu’ils éclairent est fripé et fatigué d’une nuit d’alcool et d’amour. Doucement, il tapote, avec une serviette, ses traits marqués par l’aimable bataille, puis il revient dans la chambre et s’habille.

  Lusana est de taille moyenne ; son corps est sec, musclé et sa peau est plus claire que celle des hommes de l’armée d’Africains qu’il commande. « Cuir d’Amérique », c’est ainsi qu’ils l’appellent derrière son dos. Mais ces remarques sur sa couleur ou sur le ton de commandement qu’il emploie ne sont certes pas des marques de manque de respect. Ses hommes le considèrent avec une sorte de crainte surnaturelle. Il a ce port, cet équilibre, ce maintien assuré d’un boxeur poids léger en début de carrière ; certains y verraient volontiers de l’arrogance. Il jette un dernier regard tendre à Felicia, soupire et traverse le camp pour se rendre à l’hôpital.

  Le médecin chinois est pessimiste.

— La balle est entrée par le dos, lui a déchiré la moitié du poumon, fracassé une côte, et elle est ressortie au-dessous du pectoral gauche. C’est un miracle que cet homme soit encore vivant.

— Peut-il parler ? demande Lusana.

— Oui, mais chaque mot lui arrache un peu de vie.

— Combien…

— … de temps lui reste-t-il à vivre ?

  Lusana fait oui de la tête.

— Marcus Somala est de constitution exceptionnellement robuste, mais je crains fort qu’il ne passe pas la journée.

— Pouvez-vous lui administrer quelque chose pour le ranimer, ne serait-ce que quelques minutes ?

  Le médecin réfléchit.

— J’imagine que hâter l’inévitable n’importe guère, dit-il en se tournant vers une infirmière à laquelle il murmure quelques mots.

  Lusana examine Somala. Le visage du chef de groupe est tiré, sa poitrine se soulève spasmodiquement à chaque inspiration. D’un râtelier au-dessus du lit pend un faisceau de tubes de plastique reliés à ses bras et à son nez. Un gros pansement lui couvre la poitrine.

  L’infirmière revient et tend une seringue au médecin. Il la pique dans le corps inerte et pousse lentement le piston. Au bout de quelques instants, les paupières de Somala palpitent et il gémit.

Lusana fait un signe au médecin et à l’infirmière ; ils se retirent et ferment la porte derrière eux.

  L’Américain se penche sur le lit.

— Somala, c’est Hiram Lusana. M’entends-tu ?

  La voix de Somala est faible, rauque et marquée par l’émotion.

— Je ne vois plus très bien, mon général. Est-ce vous, vraiment ?

  Lusana lui prend la main qu’il serre.

— Oui, mon brave soldat. Je suis venu pour écouter ton rapport.

  Le blessé esquisse un faible sourire ; son regard interroge.

— Pourquoi… pourquoi ne m’avez-vous pas fait confiance, mon général ?

— Confiance ?

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous envoyiez des hommes pour détruire la ferme de Fawkes ?

  Lusana est stupéfait.

— Dis-moi ce que tu as vu. Raconte-moi tout. Sans rien oublier.

  Vingt minutes plus tard, épuisé par l’effort, Marcus Somala retombe dans l’inconscience. A midi, il est mort.

 

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